23 août 2012
De
nos archives : avril 2009
Un
texte inédit de l'ethnologue Germaine Tillion
Vivre pour comprendre
Nous avons commencé, le vendredi 13 juillet, une série d'été qui puise dans le riche fonds d'archives du « Monde diplomatique », désormais disponible sur DVD-ROM. Germaine Tillion fut une ethnologue éminente, mais aussi une résistante ; elle joua également un rôle durant la guerre d'Algérie. Dans ce texte, elle s'interroge sur sa profession et sur le vécu personnel qui détermine le regard de l'observateur « scientifique ».
par
Germaine Tillion
En 1934 je n'avais aucune expérience et je le savais. Pour m'approprier cette
expérience, pour déchiffrer les faits neufs que j'avais sous les yeux, il me
fallait d'abord recueillir une multitude de données. Car pour comprendre il faut
d'abord apprendre, et si possible apprendre en ordre. Les sociologues et les
historiens sont logés à la même enseigne : ils disposent de faits,
c'est-à-dire d'effets. Mais ce qui importe ce sont les causes. Quand il
s'agira de choisir ou d'inventer des causes aux effets qui auront été
longuement collectés, il faudra faire un tri. Et qui guidera ce tri (il
s'appelle comprendre) ? Rien d'autre que les
expériences acquises en propre.
Je devais apprendre plus tard qu'il n'y a qu'une expérience valable pour
chacun de nous, celle que nous avons sentie dans nos propres nerfs et dans nos
propres os. Depuis l'expérience la plus banale que tout être humain connaît ou
croit connaître - la faim - jusqu'à l'expérience la plus haute - celle de ces
conflits déchirants dans lesquels une personnalité s'affirme ou se détruit -,
rien, absolument rien ne s'invente. Comprendre, imaginer, deviner, c'est
associer selon des modalités inépuisablement diverses des sensations acquises
par l'expérience, et acquises seulement par l'expérience... Toute la mécanique
de notre érudition ressemble aux notes écrites d'une partition musicale, et
notre expérience d'être humain, c'est la gamme sonore sans laquelle la partition
restera morte. Combien y a-t-il d'historiens, de psychologues, d'ethnologues -
les spécialistes de l'homme - qui, lorsqu'ils assemblent leurs fiches,
ressemblent à un sourd de naissance copiant les dièses et les bémols d'une
sonate ?
Nous n'avons l'accès que d'un être humain - nous-même - et il est impossible
d'inventorier les autres, si ce n'est par rapport à cet inventaire premier que
nous ne pouvons trouver qu'en nous. Si l'on ne se connaît pas soi-même, on ne
connaîtra jamais personne. Et oserais-je dire qu'on ne se connaît qu'à
l'usage ? Un usage de nous-même, il est vrai, qui
remonte à notre naissance, et qui peut, à cause de cela, ressembler à
l'intuition pour les êtres rares que chaque expérience instruit.
Après quatorze mois de cellule, je fus déportée à Ravensbrück, le mardi
19 octobre 1943, avec tous mes manuscrits. C'est alors, et alors seulement, que
je refis mes classes « humanistes », et que j'appris sur le crime et les criminels, la
souffrance et ceux qui souffrent, la lâcheté et les lâches, sur la peur, la
faim, la panique, la haine, des choses sans lesquelles on n'a pas la clé de
l'humain, car tout cela, à l'état de larves, rampe dans n'importe quelle
société, mais on n'apprend à l'identifier que lorsqu'on a regardé longuement la
bête adulte, épanouie dans sa peau.
Donner le détail de cette expérience représente une épreuve dont la seule
pensée m'accable, mais je ne peux pas considérer cette expérience comme
négligeable, je ne peux pas omettre de la mentionner, et admettre qu'il existe
deux sortes de défaite - celle des autres et celle qui nous écrase -, deux
sortes d'humiliation, deux sortes d'aliénation, deux sortes de torture - celle
que nous subissons et celle que nous infligeons -, deux sortes de rancune -
celle que nous ressentons et celle que nous inspirons (...)
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