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A cent ans de la première guerre de Libye:
Retour à «Tripoli, bel suol d’amor»
par Manlio Dinucci
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Le 5 octobre 2011
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![]() Prisonniers libyens, le 24 octobre 1911. Le 5 octobre 1911, après deux jours de bombardement naval, le premier contingent italien débarqua à Tripoli, commençant l’occupation coloniale de la Libye qui, poursuivie et renforcée par le fascisme, allait durer trente ans. Est-ce une page historique définitivement tournée ? N’y a-t-il donc aucune analogie entre la première guerre de Libye et l’actuelle ? Certes, en un siècle beaucoup de choses ont changé. Mais les mécanismes de la guerre sont restés en substance les mêmes. Les intérêts derrière la guerre
Au
début du 20ème siècle l’Italie, demeurée après la défaite d’Adua (1896)
puissance coloniale de second plan avec les possessions d’Erythrée et de
Somalie, relança sa politique expansionniste : l’objectif était la
conquête de la Libye, qui faisait partie de l’Empire ottoman en train de
s’effriter. Ceux qui poussaient vers cette direction étaient les
cercles dominants financiers, industriels et agraires, qui voulaient
pénétrer en Afrique du Nord, et les fabricants de canon qui voulaient
une guerre pour augmenter leurs profits. La conquête débuta avec une
stratégie économique agressive, opérée par le gouvernement à travers le
Banco di Roma, puissant institut financier lié aux milieux du Vatican et
catholiques. Avec de gros capitaux et de
fortes contributions gouvernementales, il commença en 1907 à pénétrer
en Libye, en ouvrant des succursales, des banques de gage et des agences
commerciales. Il mit la main aussi sur l’agriculture, en achetant des
terrains, en implantant un gros établissement agricole et d’élevage près
de Benghazi et un énorme moulin à Tripoli, et promut des recherches
minières. En trois années il réalisa un train d’affaires de plus de 240
millions de lires. Cela suscita l’hostilité croissante des autorités
turques. L’Italie répondit en déclarant la guerre à la Turquie, malgré
l’ample disponibilité de celle-ci à faire des concessions.
Aujourd’hui,
pour les élites économiques et financières européennes et étasuniennes,
la Libye est encore plus importante. Dans le « gros tas de sable » se
trouvent les plus grandes réserves pétrolières d’Afrique, précieuses
pour leur haute qualité et leur bas coût d’extraction, et de grosses
réserves de gaz naturel ; et il y a l’immense réserve d’eau de la nappe
nubienne, en perspective plus précieuse que le pétrole. Et la Libye est
le pays qui a atteint en Afrique le plus haut niveau de développement
économique, qui a de gros capitaux investis dans de nombreux pays. Sur ces ressources, ce sont surtout la Grande Bretagne et les Etats-Unis qui mirent
la main quand le pays obtint son indépendance en 1951 mais resta
dépendant du colonialisme qui avait pris de nouvelles formes. Condition
qui se termina quand, en 1969, les « officiers libres » de Muammar
Kadhafi abolirent la monarchie du roi Idris, instrument de domination
néocoloniale, et fondèrent la république, nationalisant les propriétés
de la British Petroleum et obligeant les compagnies pétrolières à verser
à l’Etat libyen des quotas beaucoup plus élevés de leurs profits. A
présent, avec la guerre, tout est remis en question.
La préparation de l’opinion publique
Il y a
un siècle, la guerre pour l’occupation de la Libye fut préparée et
accompagnée par une propagande martelée, conduite par quasiment tous les
plus grands quotidiens, surtout ceux catholiques liés au Banco di Roma. Un véritable délire se propagea : dans les cafés-chantants on
fredonnait « Tripoli, belle terre d’amour, qu’arrive à toi ma chanson !
Que flotte le Drapeau tricolore sur tes tours au grondement du canon !
Navigue, ô cuirassé : propice est le vent et douce la saison. Tripoli,
terre enchantée, tu seras italienne au grondement du canon ! » .
La
motivation conductrice était que l’Italie, nation civilisée, devait
libérer la Libye de la barbare domination turque, ouvrant la voie à son
développement politique et économique. En réalité les Libyens avaient
déjà conquis de nombreux droits politiques, que les Italiens abolirent
quand ils occupèrent le pays. Le Parti socialiste, surévaluant sa propre
force et ne croyant pas
Giolitti (premier ministre libéral, NdT) capable de jeter l’Italie dans
une aventure coloniale, resta substantiellement immobile. Au dernier
moment seulement, sous la pression des cercles ouvriers et de jeunesse,
la direction du Psi proclama une grève générale le 27 septembre 1911.
Tout en recommandant cependant qu’elle fût « digne et posée ». En
réalité, depuis longtemps déjà, de notoires représentants socialistes
étaient devenus des soutiens du colonialisme. Giovanni Pascoli (célèbre
poète de la fin du 19ème et début du 20ème siècle, NdT) écrivait : «
L’aspiration de l’expansion coloniale ne contraste pas avec mon
socialisme ». Et, la guerre pour la conquête de la Libye étant
commencée, il annonçait : « la grande prolétaire s’est mise en marche »
pour donner du travail à ses enfants, pour « contribuer à l’humanisation
et à la civilisation des peuples ».
Une
énonciation avant la lettre du concept de « guerre humanitaire », qui
est aujourd’hui à la base du martèlement de propagande médiatique en
faveur de l’attaque contre la Libye. La motivation est encore celle de
libérer le peuple libyen, dans ce cas non pas de la barbare domination
turque mais de celle du dictateur Kadhafi, pour lui ouvrir la voie vers
le développement politique et économique avec la contribution du travail
italien. Et aujourd’hui bien plus qu’en 1911, on a une « gauche » qui
appuie la guerre. Et un secrétaire du Pd (Partito democratico) qui
affirme : « L’article 11 de la Constitution répudie la guerre comme
solution des controverses internationales, mais certes pas l’usage de la
force pour des raisons de justice » .
L’attaque et la résistance
La
guerre de 1911 fut longuement préparée, en infiltrant des agents secrets
en Libye avec une double mission : recueillir des informations
militaires et recruter des chefs arabes disponibles pour collaborer.
L’attaque décidée, l’Italie utilisa son écrasante suprématie militaire :
plus de 20 cuirassés et autres navires de guerre bombardèrent Tripoli
sans subir aucun dommage, puisque leurs canons avaient une portée
beaucoup plus grande que celle des vieux canons de défense de la ville.
On utilisa aussi l’aéronautique, qui le 1er novembre effectua en Libye
le premier bombardement de l’histoire. Mais immédiatement après le début
du débarquement du corps d’armée expéditionnaire, fort de 100mille
hommes, éclata une révolte populaire et plusieurs soldats italiens
furent massacrés. Les Italiens déchaînèrent une véritable chasse à
l’arabe : en trois jours environ 4.500 furent fusillés ou pendus, dont
400 femmes et de nombreux enfants. Des milliers furent déportés à Ustica
et dans d’autres îles, où quasiment tous moururent d’épuisement ou de
maladies. Ainsi commençait l’histoire de la résistance libyenne.
En
1930, sur l’ordre de Mussolini, furent déportés du haut-plateau de
Cyrénaïque environ 100mille habitants, qui furent enfermés dans une
quinzaine de camps de concentration le long de la côte. Pour exterminer
les populations rebelles, l’aéronautique utilisa aussi des bombes à
l’ypérite, interdites par le récent Protocole de Genève de 1925. La
Libye fut pour l’aéronautique de Mussolini ce que Guernica fut en
Espagne pour la luftwaffe de Hitler : le terrain
d’expérimentation des armes et techniques de guerre les plus
meurtrières. En 1931, pour isoler les partisans conduits par Omar
al-Mukhtar, on fit construire par le général Graziani, sur la frontière
entre Cyrénaïque et Egypte, une barrière de fil de fer barbelé large de
plusieurs mètres et longue de 270 Kms, surveillée par des aéroplanes et
par des patrouilles motorisées. Omar al-Mukhtar fut capturé et pendu le
16 septembre 1931, à plus de 70 ans, dans le camp de concentration de
Soluch, devant vingt mille prisonniers.
On
retrouve de significatives analogies dans la guerre actuelle. Celle-ci
aussi a commencé par l’infiltration d’agents secrets et le recrutement
de chefs arabes disponibles à collaborer. Cette guerre aussi est
conduite avec une écrasante supériorité militaire : les forces aériennes
USA/OTAN, dont font partie les forces italiennes, ont effectué depuis
le 19 mars plus de 10mille missions d’attaque, larguant environ 40mille
bombes, détruisant plus de 5mille objectifs sans subir aucune perte. Et
l’objectif de la guerre demeure celui d’occuper un pays dont la position
géostratégique, à l’intersection entre Méditerranée, Afrique et
Moyen-Orient, est de première importance. Aujourd’hui, surtout, pour les
Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne, qui avec la fin de la
monarchie du roi Idris perdirent les bases militaires que celui-ci avait
concédées à la Libye et qu’ils cherchent maintenant à retrouver. Reste
cependant à voir quelle sera la réaction du peuple libyen à ce qui se
profile comme une nouvelle occupation d’allures néocoloniales.
Qui
sait si le président Napolitano -persuadé que l’Italie, aujourd’hui
ferme gardienne de la paix, a laissé derrière elle les sombres années du
bellicisme fasciste- célèbrera aussi, après le 150ème anniversaire de
l’unité nationale, le centenaire de la première guerre de Libye. Pour
comprendre non pas tant ce que fut alors l’Italie mais ce qu’elle est
aujourd’hui.
Edition de mercredi 5 octobre 2011 de il manifesto
http://www.ilmanifesto.it/area-abbonati/in-edicola/manip2n1/20111005/manip2pg/09/manip2pz/311068/ | |
